Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


lundi 19 décembre 2016

La bande dessinée organise le manque.

Philippe Dupuy ne nous montre pas tout. Et ça fait toute la différence.

Philippe Dupuy, Journal d'un album, L'Association.

(Ouais, parce que je me suis dis « qu'est-ce qui colle mieux aux fêtes de Noël que la mort et le désespoir ? ») (Pour le nouvel an, je vais bien réussir à trouver une bande dessinée sur le suicide en entreprise pour égailler tout ça.)

LE VÉRITABLE TRAVAIL DU SCÉNARISTE.

Il y a un travail scénaristique très TRÈS important et complètement ignoré la plus part du temps : c'est le travail du tri.

Un personnage doit aller d'un point A à un point B. Alors il se lève, il réajuste sa chemise, il marche vers la porte, il ouvre la porte, il marche dans le couloir, il prend sa veste, il boutonne le premier bouton de sa veste, il boutonne le deuxième bouton de sa veste, il ON S'EN TAPE !

C'est justement le travail du scénariste de comprendre ce qui est important de montrer/raconter, et ce qui est complètement insignifiant et inutile. Le scénariste, du coup, organise les ellipses dans le récit. Ce qui est d'autant plus important en bande dessinée, ou tout réside justement dans le dosage de l'ellipse, plus ou moins forte, entre deux images contiguës.

(En vrai, le boulot du scénariste est de souvent celui d'un crash-test. « Essayons de voir si ça donne quelque chose d'intéressant si je détaille cette partie de l'histoire... ah bin non, c'est super chiant, je vais plutôt faire une ellipse du coup. »)

LE VÉRITABLE TRAVAIL DU BON SCÉNARISTE.

Pour résumer : une bonne histoire ne se définit pas seulement par les bonne scènes qui ont été écrites, mais également par les mauvaises scènes qui ont été évitées (parce que ennuyeuses, parce que inintéressantes, parce que redondantes, parce que inutiles à la progression dramatique).

Mieux encore, si on atteint le niveau supérieur du scénariste méga-super-fort, on en arrive à n'écrire que de supers scènes (forcément, on est super fort). Les ellipses vont donc s'organiser non pas en triant entre les bonnes scènes et les inintéressantes, mais en choisissant avantageusement dans les bonnes scènes celles qui vont servir un propos. Voire construire une relation avec le lecteur. Voire créer des émotions. Voire manipuler le lecteur à sa guise, pour en faire une petite chose tremblante qui obéit au moindres intentions des auteurs.

Philippe Dupuy est de ces gens là.

POURQUOI CETTE PAGE FAIT CHOUINER ?

Si on détail cette page on a droit à :
  • Trois cases de jeunesse et d'espoirs.




Notons qu'ici les images sont dessinées comme des photographies d'époque et que ce sont les seules images où la mère de Dupuy sourit (de moins en moins). Ce qui nous fait penser à un temps lointain, heureux, et révolu.
  • Une case de vie difficile.

Dans la troisième case, la mère de l'auteur a, je sais pas moi, disons 25 ans grand max. Dans la cinquième case, elle en a 70-80. Nous avons donc une seule case pour décrire sa vie adulte. La jeunesse, la vieillesse, et, au milieu, une vie qui a passé comme un souffle, en une seule case. Qui plus est, dans cette case, elle est de dos, un peu voûtée, manifestement fatiguée, et en tout cas beaucoup moins rayonnante que durant sa jeunesse. Où, comme disais Woody Allen :

 Et les non-anglophones ils font comment pour comprendre, me direz-vous ? Bin ils s’entraînent. 
  • Deux case de souffrance et de mort.


Et directement après une vie trop courte : la maladie, le handicap, la tristesse, le désarroi, et la mort.

Youhou !

LIFE IS A BITCH, AND THEN YOU DIE.

Dans cette page, il y a à la fois la progressivité de la tristesse (la mère de l'auteur sourit de moins en moins et en chie de plus en plus) et des ellipses entre les différentes étapes de la vie (les trois premières cases nous habituent à un rythme mollo-mollo, avec plusieurs images de jeunesses, puis tout s'emballe et la mère est déjà morte sans qu'on ait eu le temps de dire ouf).

L’impact de la page ne serait pas aussi fort s'il n'y avait pas cette progressivité de la tristesse, qui donne son unité à l'ensemble et empêche de se retrouver face à un amas incohérent de scénettes décolorées les unes des autres.



Le personnage sourit de plus en plus timidement, puis fait la gueule de plus en plus franchement.

L'impact de la page ne serait pas aussi fort sans les ellipses qui réduisent la vie de cette femme à presque pas grand chose. Le temps de grandir et, pouf, elle est déjà à l'hôpital.

C'est le choix de NE PAS montrer la vie adulte de cette femme qui nous impressionne autant. C'est l’absence de tout développement après les espoirs de la jeunesse qui génère nos émotions à la lecture de cette page. C'est le manque qui remplit nos petits cœurs de larmes.

Alors oui alors ATTENTION !

D'habitude, l'ellipse, c'est bat et chenmé (c'est du verlan, c'est du langage de jeune, vous pouvez pas comprendre). Le vide entre deux cases nous incite à le combler par notre propre imagination et à peupler de nos propres rêves le récit d'un autre.

MAIS, ici, les ellipses sont beaucoup trop grandes. Le temps entre deux cases est beaucoup trop important. Notre esprit n'a donc plus assez d'informations pour pouvoir ou vouloir ou être capable de combler le vide entre ses deux cases. Du coup, il ne le fait plus. (Notre cerveau, ce bon à rien de feignant de fonctionnaire immigré pauvre.)

Ici, on n'a aucun point sur lequel se raccrocher entre les deux cases. Aucun objet, aucun décor, presque aucun personnage. Le seul personnage commun est tellement changé (de coupe de cheveu, de vêtement, de posture) que c'est peine perdue pour organiser un pont entre ces deux images. Du coup, on est bien en peine quand il s'agit de combler le vide entre les deux cases. Ça demande trop d'effort. Et on reste sec.

POINT « L'AUTEUR A UNE MORALE ».

Là encore, le choix de très grandes ellipses est fait de manière très intelligente par Dupuy pour que, justement, on ne soit pas en mesure une seule seconde d'imaginer quoi que ce soit, et de remplir de fausses histoires la vie de sa mère. Les cases restent isolées les unes des autres, sans qu'on essaye d'imaginer le lien entre elles.

Dans ce cas, on est plus dans une démarche morale : il s'agit de la mère de l'auteur, pas d'un simple personnage, l'auteur ne veut pas qu'on se mette à imaginer de la fiction autour d'un personnage réel, il fait donc en sorte que ce ne soit pas possible pour notre cerveau.

PROBLÈME !

On lit la page, on ne fait aucun lien entre les différentes case, on ne rajoute pas notre mayonnaise pour lier les différents éléments, comment garder une cohérence à l'ensemble ? Hein ?

Dupuy y arrive en dressant des ponts entre les différentes images.

On a déjà parlé de ce fameux sourire qui disparaît petit à petit.



Ouais, parce que c'était pas assez triste la première fois, donc je vous le remontre.

Mais il y a aussi trois cases qui se répondent parce qu'un autre personnage est lié à cette femme.


Deux autres cases où elle est de dos, ou presque.


Et deux fois deux cases sur des âges bien marqués (la jeunesse-chez-ses-parents et la vieillesse-à-l'hôpital).



Il y a donc bien des ponts entre les différentes cases pour former un tout, mais pas des ponts dans le sujet des cases (on ne décrit pas une action en plusieurs cases), ce qui permettrait de faire fonctionner notre imagination. Ce sont plus des ponts structurels (je met entre guillemet, parce que ça fait un peu tarte comme terme abscon) (ceci dit, ça manquait de termes abscons, cette chronique) (on ne met jamais assez de termes abscons) (des ponts thématiques « la mère jeune », « la mère vielle », « la mère accompagnée », « la mère qui en chie »).

PLUS ENCORE !

Ce ne sont pas simplement ces ponts structurels mais les compositions des cases qui se répondent les unes aux autres, offrent des points de comparaison, de ressemblances et de dissemblances, et qui articulent nos sentiments face à cette page.

Dans la seconde case, seul le mari est resté dans le triangle de gauche et sur sa diagonale. 
Sa femme la quitté pour aller sur l'autre diagonale de l'image.

Dans ces deux cases, Dupuy est resté dans la même partie de l'image (le triangle du haut), 
alors que sa mère est redescendue dans un triangle plus bas.

C'EST DONC POUR CELA QU'ON CHOUINE.

L'entre-croisement des constructions / combinaisons / compositions donne l'unité de la page et fait en sorte qu'on reçoive la vie de la mère de l'auteur comme un tout, dont on compare différentes étapes.

Mais la trop grande différence entre les différentes étapes de sa vie décrites dans cette page ne nous permet pas d'imaginer cette vie, de la peupler. Nous en restons extérieurs et ne pouvons constater qu'une seule chose : entourée d'espoirs et de souffrance, la vie du personnage passe comme un souffle.

Plus que Pascal et ses maximes désespérées, plus que Schopenhauer et sa logique annihilante, Dupuy, en six cases, nous allonge pour le compte, en nous montrant toute la vanité de nos vies.

PETIT JEU CONCOURS : COMBIEN DE PERSONNE SONT ALLÉE AU BOUT DE CETTE CHRONIQUE SANS SE SUICIDER ?

Quatre ? bravo. Vous avez toute ma considération.