Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 26 mars 2015

La bande dessinée raconte de multiples histoires.

Peyo nous montre comment taper dans l’œil de tout le monde en racontant toutes les histoires qu'on a envie de lire en même temps.

Peyo (et tout son studio), le schtroumpfissime, Dupuis.

BON, ALORS, COMMENT ON PEUT CLASSER LES DIFFÉRENTS TYPES DE RÉCITS ?

Je sais pas vous, mais, moi, je les classe en quatre catégories. (Pourquoi quatre ? Parce que comme ça, ça fait autant que de doigts de la main, et c'est carré.) Des catégories qui se positionnent toutes par rapport au lecteur et lui permettent de vivre telle ou telle expérience au travers du récit.

Alors, le lecteur, qu'est-ce qu'il veut ?

LE LECTEUR VEUT COMPRENDRE COMMENT LE MONDE FONCTIONNE.

Soit on est dans un récit classique de contraste, dans lequel un bonhomme découvre une ville / un pays / une planète / un mode de vie différent. Et là, la découverte du nouveau monde est utile pour la comparer à la vie / société / génération connue du lecteur.

C'est vrai que c'est la honte.

Dans cette catégorie, on peut classer Les voyages de Gulliver de Jonathan Swift (Gulliver rencontre plein de sociétés cheloues qui révèlent en creux les torts de la nôtre), L'emploi du temps de Michel Butor (le personnage principal arrive pour travailler en Angleterre, comprend rien à rien, est paumé, paranoïaque, et nous avec), ou Moins que zéro de Bret Easton Ellis (le jeune américain blanc riche Los Angelesien, cet univers impitoyable (et vide de sens)).

C'est le type de récit qui est le plus à même de créer une narration poétique, pour mettre l'accent sur le langage, les images, les sonorités, tout ce qui peut décrire et concrétiser un univers.

Si ça c'est pas 1°) la découverte d'un nouveau monde, 2°) à portée universelle, 3°) et poétique, 
vous êtes vraiment très très exigeant.

ATTENTION.

Tous ces récits ne sont pas forcément peuplés de zorglons bleus à quatre yeux (dont deux sur le postérieur). Par exemple, TOUS les récits durant la seconde guerre mondiale misent TOUJOURS sur le bon vieux « c’était tellement loin et ça nous paraît tellement proche », ou encore « c’était tellement proche et ça nous paraît tellement loin », mais surtout « et nous, qu’aurions-nous fait ? hein ? halàlà, quand même ».

EN TOUS LES CAS.

C'est ce genre de récit qui est le plus à même de créer de l'empathie entre le lecteur et les personnages.

 Astérix chez les bretons joue sur les deux tableaux : identification de ce que nous avons en commun avec les gaulois,
 et comparaison des gaulois avec des modes de vies différents (bretons, normands, belges, goths, arvernes, légionnaires, etc).


POUR RÉSUMER :

Dans ce type de récit, on considère les règles qui régissent cet univers comme données, allant de soi. C'est comme ça que ça se passe et puis c'est tout.

Mais d'autres types de récit essayent de démontrer ces règles, de donner des exemples de pourquoi il faut faire telle chose ou ne pas faire telle autre.

LE LECTEUR VEUT SE DONNER DES RÈGLES QUI JUSTIFIENT SA PLACE DANS CE MONDE.

En premier lieu, on pense au conte, qui essaye toujours de faire un récit édifiant, duquel on peut tirer une morale. Grand gagnant : les fables de La Fontaine, par exemple. Alors, oui, c'est bien écrit, oui c'est de la littérature top cool, SAUF QUE, c'est avant tout un récit court à la conclusion évidente qui permet de méditer sur la vie avec sa grand-mère Gertrude les soirs de scrabble.

Mais, a contrario de ce genre de récit, on peut également penser au polar. Quelqu'un est mort. C'est pas cool. On va régler ça (avec plus ou moins de dégât suivant les modes) en soulevant un problème (qui a commis le crime ?) (pour faire comprendre que c'est un problème et pas un truc normal) et donner une réponse morale (pourquoi ?) (tout a une raison) (sinon, si le monde n'a pas de sens, à quoi servent les règles ? autant devenir anarchiste, ou pire, économiste de gauche).

On dirait une bio du Docteur Martin Luther King. C'est poignant.

Du coup, ça peut paraître normatif comme style : on doit faire ci, on ne doit pas faire ça, etc...


Faut voir que ça peut être tout le contraire : si un personnage suit toutes les règles et qu'il lui arrive que des tuiles, qu'en conclure ? Si un personnage, en allant contre les règles, obtient tout et encore plus, qu'en penser ? On peut jouer avec les attentes du genre, et verser dans un côté métaphysique pas dégueu.

Quand il y a une mouche dans le lait de la machine à écrire de la règle, ça devient vertigineux.
(Cette phrase est imbitable, sauf pour ceux qui ont vu le film.) (Des gens biens, si vous voulez mon avis.)

Bref, plus que de définir des règles, il peut s'agir d'essayer de discerner des codes pas toujours évidents.

S'IL N'A PAS DE PLACE, LE LECTEUR VEUT FAIRE EN SORTE D'EN OBTENIR UNE (SI POSSIBLE AU SOLEIL).

On se retrouve là avec un schéma de personnage qui veut transformer son rôle dans une communauté. 

Et ça peut être très varié : une love story (le héros est seul, il veut transformer son destin et ne plus être un looser), une success story (le héros est seul, il veut transformer son destin et ne plus être un looser), une rise and fall story (le héros est seul, il veut transformer son destin et ne plus être un looser, mais il se rate), une revenge story (le héros est seul, à cause d'un gusse qui lui a chié dans les bottes, mais il va transformer son destin en bottant des culs, et ne plus être un looser), un swashbuckler (le héros est seul, et il cherche un trésor) (ha non, un swashbuckler, ça marche pas) (c'est trop difficile à orthographier, de toutes façons). (Mais par contre, les comédies sont souvent basées sur ce principe : un mec qui est pas à sa place (ça fait des gags), et qui va la gagner, sa place (ça fait du fond).)

Trouver sa place, avec une chouette bande de copains, ça fait toujours plaisir.

Dans tous les cas, c'est une histoire qui a vocation à susciter l'émulation, si pas l'imitation. On se compare par rapport à la vie d'un personnage et on se dit « pourquoi pas moi » ou « quel looser ce mec, je ferais jamais pareil », ce qui peut être très bien et réellement inspirant (les misérables, c'est l'exemplarité de Jean Valjean), ou très pas bien, quand le modèle choisi est basé sur un sophisme à la con.

Forcément, si on part du principe que nazi = supérieur = cool...

Alors attention ! Ça pourrait être vu comme la même chose que le deuxième type de récit (donner des règles qui justifient notre place dans le monde). Sauf que c'est plus une sorte de manuel : tu veux aller où est allé le personnage, voilà toutes les règles qu'il a suivi.

« Voilà ce qu'il faut faire, petit, à toi de jouer. »

Les fables expliquent comment déplacer une par une les pièces d'un échiquier. Les success story montrent une partie de Kasparov (dont on a pas forcément besoin de connaître les règles, d'ailleurs).

Mais reste la dernière forme.

LE LECTEUR VEUT ÊTRE PLUS OU MOINS SÛR QUE S'IL PERD CETTE PLACE, IL ARRIVERA À RETOMBER SUR SES PIEDS.

Mettons que le lecteur est américain (y a pas plus connu comme univers), roule en-dessous des limites autorisées (il connaît les règles et s'y tient), et possède un chalet à Gstaad (il EST une success story).

Bhé alors ? Du coup, il ne va plus s'intéresser à rien ? 

Bien sûr que si. Parce qu'il pourrait TOUT PERDRE ! (Une recette que connaissent bien David Pujadas et BFMTV pour mobiliser notre attention.) (« Vous avez retrouvé un emploi et le prix de l'essence baisse, oui mais regardez bien cet homme qui a retrouvé un ornithorynque décomposé dans sa boîte de raviolis, cet homme, ce pourrait être VOUS ! ») (« !! »)

Y a pas à dire, c'était mieux avant.

Dans ce type de récit, il s'agit de modifier le fonctionnement du monde connu et de réussir à gagner un nouvel équilibre.

Tom Cruise jeune + Cuba Gooding Junior + réalisé par Cameron Crowe = Je ne suis plus tout jeune.

Basiquement, tous les films catastrophes et presque tous les films d'action sont basés sur ce schéma (on enlève la fille à Oscar Schindler, et pour reformer sa tendre famille équilibrée, il bute du roumain -parisien-mal-lavé par paquet de douze).

C'est aussi ce qu'on retrouve chez Navarro et Julie Lescault (les moins jeunes d'entre nous savent de quoi je parle) : y a eu plein de soucis de partout durant l'épisode, Julie a du ronchonner, Navarro a du bouger de son siège, bref, c'était vraiment intense ; mais, heureusement, à la fin, les commissaires sont récompensés de leurs bravoures et retrouvent une situation stable au sein de leurs familles tout gentils tout mimis, et Babou a un nouvel amoureux comme c'est charmant.

Là encore, tout ceci peut être assez normatif, à base de travail-famille-patrie (on fait bien son travail, on retrouve sa famille, on a sauvé sa patrie), mais peut être également subverti tout en douceur en montrant simplement que le changement peut apporter quelque chose de bénéfique, une modification du modèle qui en est aussi une amélioration (ce que ne fait pas BFMTV en montrant tout ces petits commerce qui ferment-ahlàlà-c'est-la-crise-ahlàlà-c'est-la-France-qu'on-aime-qui-se-meurt).

Perte de son statut de rigolo.

Et recouvrement de son statut de rigolo 
(avec en plus modification du fonctionnement de la société et inspiration d'une résistance).

BON. BREF.

Toutes ces méthodes, ces styles de récits permettent d'intéresser le lecteur à ce qui se passe sous ses yeux ébahis, en lui permettant de se positionner face à ce fameux récit (il compare son monde à celui exposé, se positionne par rapport aux règles énoncées, est inspiré (ou pas) par les destins décrits, est interpellé par Bruce Willis tuant des sales russes communistes mafieux pour sauver son fils de la menace nucléaire (ouais, carrément) (on sait vous faire voyager à Hollywood)).

ALORS OUI, JE SAIS CE QUE VOUS ALLEZ ME DIRE.

Vous allez me dire que ces catégories sont un peu inutiles et que, si le loup de Wall Street peut effectivement se caser dans la rubrique « trouver sa place au soleil », il peut aussi se placer dans « comprendre comment le monde fonctionne », et dans un peu toutes les catégories en même temps ; et que ça marche comme ça avec un peu tous mes exemples.

ET VOUS AUREZ RAISON !

(Car en plus d'être beau / belle, vous êtes intelligent / e.)

MAIS JE VOUS RÉPONDRAIS : C'EST FAIT EXPRÈS.

Et j'essayerai de vous l'expliquer la semaine prochaine.

jeudi 12 mars 2015

La bande dessinée page à page.

Jason nous montre comment il utilise la case page pour contrôler le rythme de son récit.

Jason, les loups-garous de Montpellier, éditions Carabas.

Nous en étions restés à commencer à éventuellement envisager de parler un petit peu de Jason (dans sa manière de gérer son récit par la construction de ses pages).

CAR JASON EST UN REBELLE.

Ya des auteurs, comme Franquin où Hergé (que Dieu bénisse leurs pas de pétales de roses au gingembre musqué) qui créaient leurs récits une case après l'autre.

MAIS PAS JASON.

Jason il réfléchit sur la globalité de sa page.

CAR JASON EST UN GUEDIN.

Ya des pépères, comme Franquin où Hergé (des mecs qui n'ont jamais réfléchi plus loin que le bout de leur nez, si vous voulez mon opinion ma brave dame) qui font en sorte que chaque case puisse remettre en cause la précédente et construise un récit protéiforme.

MAIS PAS CHEZ JASON.

Chez Jason, c'est carré.

(Enfin, presque.)

(Mais, au début, quand on regarde du Jason, on se dit que c'est drôlement carré.)

IL EST TRÈS IMPRESSIONNANT DE VOIR QUE TOUTES LES PAGES DE JASON RÉPONDENT AU MÊME RYTHME.

Première case, on situe l'action. Dans le reste de la page, on développe cette même action et il se passe un truc (pas deux, un). Et enfin, un petit coup de suspense pour finir.


Le mec se met à dessiner des paysages.
Le mec dessine des paysages.
Le mec arrête de dessiner des paysages.
Coup de suspense : il pleut, mais que va-t-il faire mon Dieu ?

Le mec est interpellé dans la rue.
Le mec discute avec la fille qui l'a interpellé dans la rue.
Conclusion de la discussion avec la fille dans la rue.
Coup de suspense : ils courent, mais vers où mes doux aïeux ?

On se retrouve dans l'appartement de la fille.
Le mec attend.
Il quitte l'appartement de la fille.
Coup de suspense : il s'est bien fait avoir, que va-t-il faire maintenant ?

EN CE SENS, JASON EST UN PARFAIT AUTEUR DE BANDE DESSINÉE DES ANNÉES SOIXANTE.

Sa page forme un tout, raconte une petite histoire bien à elle, et se finit par un petit coup de suspense qui appelle ensuite une nouvelle page, une nouvelle action, un nouveau thème. Chaque page est presque indépendante l'une de l'autre, ne serait-ce la dernière case qui fait le pont.

MAIS JASON EST UN PARFAIT AUTEUR DE BANDE DESSINÉE DES ANNÉES SOIXANTE TRÈS TRÈS RIGOUREUX.

Il fait tout pour renforcer l'identité de chaque page.

(Et pour pas que vous croyez que je vous raconte des carabistouilles en ayant sélectionné pile 3 pages qui collent avec ce que je dis, j'en ai sélectionné quatre autres (qui se suivent aussi)  et qui répondent à la même logique que les trois précédentes.)

CHAQUE PAGE SE PASSE DANS UN LIEU DIFFÉRENT.

Parc, immeuble, plage, place.

(Bon, des fois, cette logique est un peu prise en défaut et Jason fait deux pages consécutives qui se déroulent dans le même endroit.) (Mais c'est rare.) (Une fois, il est pris de vertige, et il fait trois pages consécutives dans le même endroit ; mais c'est son gros max ; quatre, il peut pas, c'est contre sa religion.)

CHAQUE PAGE DÉCRIT UNE ACTION DIFFÉRENTE.

Discuter, rentrer bourré, jouer sur la plage comme de petits épagneuls, checker.

CHAQUE PAGE NE DÉCRIT QU'UNE ACTION.

Ce n'est pas comme avec Hergé ou Franquin, qui font feu de tout bois, et chez qui les héros ne savent plus où donner de la tête tellement il se passe de choses. Non. Ici, tout reste contrôlé. Pour l'auteur comme pour les personnages.

Ouais, donc : rentrer bourré (une fois qu'il est rentré, la page est finie), jouer sur la plage comme de petits épagneuls 
(une fois que la journée est finie, la page aussi), checker (une fois que le héros est mis en échec, la page est finie) 
('tin, c'est une bande dessinée avec des jeux de mots lacaniens, quand même, on se moque pas du chaland, ici).

CHAQUE PAGE A UNE COULEUR DIFFÉRENTE (AU SENS PROPRE).

Vert, orange, bleu, et euh... bleu (mais pas le même, oh !).

CHAQUE PAGE A UNE COULEUR DIFFÉRENTE (AU SENS FIGURÉ).


Au début, on se fait doucement chier (mais gentiment, hein).

Ensuite, on est tout bourré et toutes les cases sont fofolles.

Ensuite, les cases sont bien carrées, mais ce sont les personnages qui sont tout foufous (genre, ils sont pas juste tout droits avec les bras ballant) (une fois, le héros lève le pied pour choper un ballon) (truc de dingue).

Enfin, les personnages méditent sur la vie dans un cadre cosy et distingué.

CHAQUE PAGE À UNE NARRATION DIFFÉRENTE.

Et, là, ça devient sioux.

On a vu tantôt que Franquin densifiait son récit tellement que chaque case (et non plus chaque page) introduisait de nouvelles idées et était une petite histoire en elle-même. Du coup, chaque case pouvait servir de suspense de fin de page.

Jason, lui, va alterner différents styles de narration d'une page à une autre.

Dans la première page, il faut bien l'avouer il ne se passe pas grand chose. C'est une case contemplative, on va dire. Et le suspense de fin de page (la pluie arrive) introduit une rupture, un appel vers une nouvelle situation, qu'aucune autre case avant elle n'aurait pu créer.

C'est vrai que sans faire injure à Jason, dans cette page, il ne se passe pas grand chose de si passionnant que ça.
Par contre, à la fin : pouf, suspense / surprise / pluie / truc régulier / métronome.
(Cette page est un peu de l'anti-Franquin.)

Par contre, la deuxième page est totalement différente.

Tout le monde se rencontre, parle, à la fin ils courent, et toutes les cases apportent quelque chose au schmilblick.

Cette page est un peu du Franquin-total-look.


Dans cette nouvelle page, Jason densifie à mort son récit, qui devient beaucoup plus "aventure tintino-spirouesque" que précédemment.

C'est facilement démontrable en observant que n'importe laquelle de ses cases (enfin, presque) est une petite histoire en elle-même et pourrait servir de conclusion à une page, avec petit coup de suspense à la clef (comme dans le cas des différentes cases de chez QRN).

Et je le prouve !





Est-ce que toutes ses dernières cases ne font pas de très bons coups de suspense de fin de page ?

Moi je dis oui ! (Je précise, au cas où il y aurait eu une ambiguïté sur mon opinion.)

Jason a donc alterné entre une page très structurée mais délayée, et une page très structurée (faut pas déconner non plus) mais remplie de différents dialogues, rencontres, personnages, avec des cases beaucoup plus denses.

Une fois cette page d'action à tout crin digne d'un Indiana Jones finie, on revient à une page toute calme et à la limite du chiant.

Oui, parce que là, franchement, à part se faire suer, le personnage principal, il fait que dalle.


C'est trop la fêêêête !

TOUT EST DANS LE CONTRASTE.

Avec cette structure extrêmement répétitive, Jason habitue le lecteur. À chaque page une nouvelle situation, un nouveau décor, une nouvelle couleur. À chaque fin de page, un nouveau suspense, qui ouvre sur une nouvelle page avec une nouvelle situation, qui se clôt par un nouveau suspense, qui ouvre sur une nouvelle situation, etc...

Et, là, quand on a bien pris le pli : paf, solitude.

Avec une gamme de couleurs bien différente de ce qu'on avait avant, 
pour bien faire comprendre que c'est une rupture très rompante.

(Y a pleins de truc à dire sur l'utilisation des couleurs chez Jason, 
mais  je peux pas parler que de couleur sur ce blog, quand même, ça devient mono-maniaque.)

LA SOLITUDE ? C'EST UN SUSPENSE DE FIN DE PAGE, ÇA, LA SOLITUDE ?

Cette dernière page est calibrée pour créer une sorte d'angoisse existentialo-métaphysiquo-sartrienno-becketienne (attention : culture).

Une mécanique est mise en place sur plusieurs pages ; tout ça pour n'aboutir à rien.

Mieux encore : cette mécanique rend la vie du personnage mécanique. (Elle est rythmée invariablement par chaque nouvelle page.) (De toutes ces pages qui se répètent sans fin et sans but, se dégage finalement une impression d'un métro-boulot-dodo sans horizon.) (Sans horizon et sans but, puisque tout ça n'aboutit à rien, sauf à la solitude du personnage.)

PIF, PAF, TSOIN, CRAC.

Les aventure de Tintin ou Spirou sont fofolles, elles peuvent digresser dans un sens ou un autre à tout moment. On attend à un arrêt de bus, et pif, les gens sont habillés en costume de papier journal, et paf, ils se mettent à lire leurs costumes, et tsoin, un policier intervient.

Tintin rentre simplement chez lui, et crac, Haddock disparaît.

MAIS PAS CHEZ JASON.

Chez Jason, on passe son temps dans un doux coton.

Et quand on croit qu'on va pouvoir s'enflammer un peu, que tout ça va devenir foufou...

 On se retrouve à s'ennuyer avec un chat.

Pour finir tout seul.

Bref, l'ensemble de la mécanique de bande dessinée (action unique et suspense de fin de page), lorsqu'elle est poussée à son métronomique maximum, participe à l'impression d'enfermement et de vanité.

AUTREMENT DIT.

La mécanique mise en place sert le récit (ça donne un rythme qui permet de raconter efficacement les choses). La mécanique mise en place sert l'histoire (ça créé une impression d'aliénation du personnage principal, donne un fond au récit et une psychologie au personnage). La rupture de la mécanique du récit renforce ce fond et cette psychologie.

Balèze.

BREF, L'UNITÉ DE MESURE, CHEZ JASON, C'EST LA PAGE.


jeudi 5 mars 2015

La bande dessinée case à case.

Jason nous montre qu'il ne fait ni comme Hergé ni comme Franquin, ce qui demande quand même une certaine confiance en soi.




Jason, les loups-garous de Montpellier, éditions Carabas.

En bande dessinée (et encore plus en bande dessinée franco-belge), il y a une sorte de convention qui veut qu'on réfléchisse à une bande dessinée page après page. 

ET BIN ELLE EST PAS MAL, CELLE LÀ. ET POURQUOI JE VOUS PRIE ?

Parce que la bande dessinée franco-belge a commencé dans la presse, en publiant une page (ou deux) par semaine. (Ça a été le cas de la première grande génération (les gars de chez Spirou Magazine) (Morris, Franquin, Peyo, tout ça), ou de la deuxième grande génération (les gars de chez Pilote) (Uderzo, Charlier, Mézières, et toute la tripotée), et ça a même été le cas du grand ancien a qui tout obéit (Hergé).)

PREMIÈRE CONSÉQUENCE.

Il fallait que la page publiée (ou les deux pages publiées) fasse un tout et raconte une petite histoire avec un début, un milieu, et une fin (pour que ceux qui avaient loupé la numéro précédent ne soient pas complètement paumés et y trouvent leur comptant).

DEUXIÈME CONSÉQUENCE.

A la fin de cette page (ou de ces deux pages) (ou même de cette demi-page) (ça arrive, des fois, les coups de mou) (ça vous arrive pas les coups de mou ? bon, alors, ne soyez pas dans le jugement, comme ça, c'est moche), à la fin de cette page disais-je, il fallait donner envie au lecteur d'acheter le journal de la semaine suivante. Donc, généralement, on mettait en dernière case un coup de suspense pour faire stresser le lecteur qui hurlait : « Mais bon sang que va-t-il se passer ! ».

(Cette tactique est vielle comme le monde et Balzac autant que Dickens l'utilisaient déjà quand ils publiaient des romans-feuilletons dans les journaux.)
« De ma vie vivante, je n’ai jamais été plus certain d’une chose, disait le monsieur au gilet blanc en frappant à la porte le lendemain matin et en lisant l’affiche ; de ma vie vivante, je n’ai jamais été plus certain d’une chose ! c’est que cet enfant-là se fera pendre. » 
Comme je me propose, dans la suite de ce récit, de montrer si le monsieur au gilet blanc eut raison ou non, je nuirais peut-être à l’intérêt de ma narration (si toutefois elle en a), en faisant pressentir si la vie d’Olivier Twist eut ou non ce terrible dénouement.
La fin de la première partie de Oliver Twist telle que publiée dans les journaux. 
Oliver Twist va-t-il mourir, suspense cher ami lecteur naïf !

MAIS REVENONS À LA BANDE DESSINÉE.

Ha bah oui, quand même.

Tonton Hergé, comme d'hab, vous commencez à vous habituer à le voir venir faire coucou de temps en temps.
C'est ça les vieilles personnes. 'Faut pas les oublier.

Cette page est un modèle du genre de ce que j'explique plus haut (Hergé et moi, on est trop connecté). La page forme un tout : elle commence quand Haddock et Tintin rentrent à la maison (il y a un changement d'état), les montre grosso-modo se remettre de leurs émotions (une tonalité générale et continue sur toute la page), et se finit pour un coup de suspense (mais où qu'il est passé ?).

Sujet unique et coup de suspense : c'est réglé comme du papier à musique.

ET BIN DES CONSTRUCTIONS DE PAGES COMME CELLE-CI, Y EN A PARTOUT.

Même après que la bande dessinée a quasiment arrêté d'être publiée par des journaux, et ne se trouve plus maintenant que sous forme de livres, ce réflexe de la page qui fait un tout et du petit coup de suspense persiste.




Même dans les bandes dessinées top-post-moderne-trans-genre-hippy-hop-2014 comme Lastman (de Balak Sanlaville et Vivès, chez Casterman), il y a des suspenses de fin de page.


MAIS ALORS ATTENTION ! CES RÈGLES N'ONT RIEN DE DOGMATIQUES.

Que ce soit pour l'action unique par page ou pour le suspense glissé en fin de celle-ci, il faut savoir être souple et faire comme dans cinquante nuances de gris : jouer avec la règle. (petite blagounette pour me rapporter des recherches google.)

D'ABORD : TOUS LES AUTEURS NE FONT PAS UNE ACTION UNIQUE PAR PAGE.

Même Hergé !

(Punaise ! Si même Hergé ne le fait pas, les gars !)

Admirons cette nouvelle page de Tintin dites du « putin mais comment que c'est le bordel ici ».

Une arrestation / Tintin dans une cale de bateau / Tintin sort de cette cale / Tintin marche dans les rues / Tintin rencontre Machin-Truc / puis une lettre (au point où on en est) / et enfin les Dupondt / fouyaya.

En bonus : la réponse à « Mais pourquoi c'est tant le bordel dans cette page ? »
C'est que, à la base, cette page en formait deux (extraites de la version de 1933 qui était déjà bien n'imp').

Tintin fait des tas de trucs différents, ça part dans tous les sens, et ça finit par retomber sur ses pattes. Mais, pour le coup, on est dans une bande dessinée d'aventure et, dans cette perspective, il est normal que ça aille vite et foufou.

ET MÊME DANS LES PAGES FORMANT UN TOUT, FINALEMENT, C'EST AUSSI LE BORDEL.

Une page de Hergé, c'est un tout, oui (Tintin quitte le bateau). Avec un début un milieu et une fin, certes (on commence sur les Dupondt, on fini sur les Dupondt). Mais pas forcément un tout uniforme.

Même dans « cette page est donc un modèle du genre » ?

Cette page (comme la précédente) est protéiforme, entrecoupée de plein de crac, bling, cling, bang, dring. Rien à voir avec le côté régulier et métronomique de Jason. Haddock ne sait plus où donner la tête, et nous non plus, c'est trop le stress (tellement que, pour avoir un suspense de fin de page digne de ce nom, Hergé est obligé de surenchérir et fait carrément disparaître Haddock).

ET EN FAIT, POUR CE QUI EST DU COUP DE SUSPENSE DE FIN DE PAGE, C'EST ASSEZ FLOU AUSSI. 

(Pour pas dire qu'on s'excite un peu dessus pour pas grand chose.) (Je pense.)

Pour essayer de vous montrer cela, faisons à nouveau appel à ce vieux brave Fraquin, et à la comparaison entre les versions de 61 et 66 de QRN que Bretzelburg.

QRN 61 :




QRN 66 :

(Pour la version album, le strip de Fantasio avec des chaussures trop petites a disparu, du coup, 
les autres strips remontent d'un cran, et les suspenses de fin de page se retrouvent au milieu, tout est décalé.)




Ce que nous pouvons conclure de ce comparatif, c'est que les suspenses de fin de page, on s'en tape ! C'est tout pipeau et compagnie ! Les nouveaux suspenses (ceux de 66, qui n'étaient pas prévus pour en être), fonctionnent aussi bien que les anciens (ceux de 61). Et finalement, presque toutes les cases de Franquin pourraient servir de suspense de fin de page.

TIENS DONC, N'EST-CE PAS UN PEU CURIEUX ?

En fait, pas du tout.

Il se trouve que Franquin, comme beaucoup d'autres auteurs, réfléchit plus en case par case que en page par page.

Le Franquin, il est là, il est content, il a fait une case. Bon. Ensuite, il se demande quelle sera la meilleure case pour succéder à la précédente. Il la fait. Et ensuite il se demande quelle sera la meilleure case pour succéder à cette deuxième. Etc. Il n'essaye pas de délayer avec des cases bouche-trou pour tenir jusqu'à un éventuel suspense de fin de page tonitruant. Non. Au contraire. Il densifie à mort son récit, et introduit de nouvelles idées à chaque case.

Avantage : chaque case est une nouvelle invention, chaque case est intéressante, rien n'est gâché et tout est vivant.

Du coup ça donne des pages comme celle-ci, dans laquelle on a l'idée des costumes en papier (case 5), puis un gag utilisant ces costumes (case 6), puis un contre-gag qui vient juste après (case 7), puis un changement d'ambiance avec l'arrivée du policier (cases 8 et 9), puis un gag nouveau avec le policier (case 10), puis un gag utilisant costume et policier (cases 11 et 12).
Une page qui suit son inspiration case après case.

Inconvénient : le rythme est un peu zarbi.

Du coup ça donne des pages comme celle-la, dans laquelle on passe d'un bar à un marsupilami, à un Fantasio emprisonné, et ça ne se finit pas vraiment sur un suspense qui déplace les meubles, quand même, soyons sérieux.

Mais gros avantage : chaque case est comme une petite histoire en soi qui reprend un peu de la case précédente, appelle un peu de la case suivante, et devient presque auto-suffisante (on pourrait dire que chaque case devient une femme qui marche). Et chaque case peut donc légitimement servir de suspense, qu'elle soit en fin de page ou non.

POUR RÉSUMER.

On voit que les auteurs ont des règles, certes, que ces règles peuvent ordonnancer une page, pour sûr. Mais qu'elles n'ont rien de rigides et peuvent être suivies sans forcément contraindre à mort le récit.






Michel Rabagliatti, lui, par exemple, dans Paul a un travail d'été, place plutôt des conclusions en fin de page
ce qui donne une tonalité révolue à l'ensemble du récit (qui est justement un récit nostalgique de sa jeunesse).
(Cohérence, les gars, cohérence, y en a qui réfléchissent, quand même.)

BREF, ON EST FREE AS A BIRD.

Sauf chez Jason.

HA PARCE QUE, RASSURE-MOI, TU AVAIS QUAND MÊME PRÉVU DE PARLER DE JASON À UN MOMENT DONNÉ ?

Oui, la semaine prochaine.

HA OUAIS D'ACCORD, JE VOIS LE GENRE.