Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 8 août 2014

La bande dessinée nous reparle des couleurs, quand elles sont faites à la main.

David Mazzucchelli nous en retartine une couche côté épure, en se la jouant artiste avec une couverture sérigraphiée.

David Mazzucchelli, Big Man, éditions Cornélius (traduction de Jean-Louis Gauthey).

Dans le précédent message, j'ai essayé d'expliquer les enjeux de la bichromie, et son intérêt.

Bon.

Ça, c'est fait.

Seulement, selon moi, il y a une deuxième raison à l'attrait de la bichromie (et surtout de la bichromie sans nuance, toute en aplats de couleurs) chez les auteurs.

Et cette deuxième raison a pour nom « chuis un trop grand artiste, tu vois ?» (ou encore : « sérigraphie »).

ET TOUT D'ABORD, COMME VOUS EN AVEZ PRIS L'HABITUDE, UN PETIT COURS BIEN ENNUYEUX.

Oh, merde... T'es sûr ?

SUR LA SÉRIGRAPHIE, DONC.

Ça à l'air suuuuper...

COMMENT QU'ON FAIT DE LA SÉRIGRAPHIE ?

1° - On prend son image.

La couverture de Big Man, tiens ! (Qui est, comme de par hasard, sérigraphiée.)

2° - On isole encore une fois les différentes couleurs qui composent l'image, mais cette fois-ci, sans filtres Cyan-Magenta-Jaune-Noir, sans petits points qui vont se mélanger pour composer des couleurs. Non, ici, pas de compositions ou décompositions de couleurs. On extrait directement les formes complètes de chaque couleur spécifique donnée. Ainsi :

Pour la couleur noire, 


...Nous obtiendrons cette forme :


Pour la couleur vaguement caca-d'oie...


...Cette forme çi :


Pour la couleur bleue...


...Cette forme là :


Et pour la couleur grise...


...Ce dessin :


Comment arrive-t-on à isoler ainsi ces quatre couleurs bien spécifiques ? Eh bien, dans le temps, on n'y arrivait pas. Il fallait dessiner chaque forme distinctement et checker si leur superposition ne donnait pas quelque chose de complètement dégueulasse. Aujourd'hui, heureusement, monsieur ordinateur peut nous aider à faire les choses un peu plus sereinement.

3° - Au final, on obtient autant d'images secondaires qu'il y a de couleurs dans l'image primaire. Chaque image secondaire est appelée typon. Plus on voudra utiliser de couleurs différentes, plus le nombre de typons sera grand, plus le reste de la sérigraphie sera compliquée. (Ce sera toujours possible, hein, mais très chiant.)

En général, à 5 couleurs (comme ici pour ce livre réalisé par icinori), on cale.

Pour chacun de ces typons, la démarche suivante sera la même.

4° - On place le typon sur un écran enduit préalablement d'une préparation photosensible. On insole l'écran avec une lampe UV. La partie non protégée par le dessin du typon va durcir, la partie protégée par le dessin du typon va restée liquide. On lave l'écran et la partie liquide. La partie solide reste. L'écran est vierge là où notre typon était noir. L'écran est obstrué là où notre typon était blanc. Il y a donc sur l'écran le négatif de notre typon, punaise, c'est pourtant TRES clair et TRES intéressant, faites un effort !

Le typon.

L'écran après toutes ces manips.

(Images piquées ici.)

L'écran s'est transformé en pochoir.

Tout pareil que celui-ci. (Piqué à Sardon.)

Mais de quoi est fait cet écran ?

C'est un tissu (anciennement de la soie, on se mouchait pas du coude ; désormais du nylon, polyamide, polyester) fixé sur un cadre. 

La maille de ce tissu va déterminer la finesse du dessin final (et la quantité de peinture qui y sera déposée). On utilise une maille fine (au-dessus de 120 fils/cm) pour des dessins détaillés (en ce sens : maille de sérigraphie = trame de quadrichromie). Au contraire, on utilise une maille grossière pour avoir peu de détails mais de beaux aplats. (Ce qui est en général le cas dans les sérigraphies sur papier.) (Il existe ensuite des sérigraphies sur tissu, plastique, verre, panneaux signalétiques, etc.)

Maille 54.

Maille 90.

(Images piquées cette fois ici.)

5° - On imprime en plaçant une feuille de papier sous l'écran et en disposant de la peinture au-dessus. Ensuite, on racle cette peinture pour qu'elle passe par les mailles (non obstruées par le pochoir) de l'écran. La peinture s'applique sur la feuille de papier selon les motifs du pochoir.


Écran.

Peinture.

Tchac raclette.

Tchic double passage.

Tadaaaaa !

(C'est pratique, cette fois-ci je n'ai pas à indiquer où j'ai pompé les images, c'est marqué dessus.)

Et on recommence pour toutes les couleurs de l'image et tout les typons définis. (C'est bien la principale différence entre la quadrichromie qui n'a besoin, comme son nom l'indique, que de quatre couleurs, et la sérigraphie, qui aura besoin d'autant de typons et de pots de peintures qu'il y a de couleurs dans l'image. Un bout de l'image est grise ? On ne peut pas faire de pitits points noirs qui se mélangent au blanc de la feuille et qui fait du gris. Il faudra utiliser un pot de peinture grise et un typon dédié. Un bout de l'image est marron ? Pas de mélange de points bleus rouges et jaunes, il faut directement utiliser un pot de peinture marron. Ça a un inconvénient : faire autant de passage-raclage qu'il y a de couleur dans l'image. Ça a un avantage : on définit exactement la couleur qu'on veut et on l'applique comme on veut, pas de surprise ni de travail cochonné. On garde la maîtrise de son impression de A à Z.)

Quatre passages. Pouf, une couverture.

ET TOUT ÇA POUR DIRE QUOI, HEIN ? RIEN ? COMME D'HABITUDE ?

Cette méthode d'impression a été utilisée en bande dessinée dans des cas relativement précis.

Quand on a pas assez d'argent pour imprimer de la belle quadrichromie ou même de la moche quadrichromie, ou encore de la moche bichromie, autant ne pas passer par une impression offset, garder le contrôle de son impression, de ses couleurs, de la précision de son image, du rendu final de ses livres, économiser de l'argent et être fier, libre et indépendant. (Les deux facteurs rentrent bien en ligne de compte : la volonté d'indépendance et la nécessite de pouvoir imprimer bien et pas cher.) (Bin, ouais, ho, la couleur, c'est serious business. Faut voir un petit peu plus loin que la simple technique.)

A mon sens, cette double utilité de la sérigraphie (indépendance et low cost) a poussé deux types d'artistes graphiques (j'ai pas mieux dans ma besace comme terme générique) à s'en emparer :

  • Les artistes "nobles" qui veulent "populariser" leur art.
Des artistes qui désirent que n'importe qui puisse posséder l'une de leurs œuvres et pas seulement Pierre Bergé ou François Pinault.

Chez Friedensreich Hundertwasser Regentag Dunkelbunt LiebeFrau, par exemple, c'est une démarche globale 
(politique, écologique, architecturale) de restauration du beau dans la vie de tous les jours qui le pousse à reproduire plusieurs fois les mêmes tableaux par sérigraphie (mais jamais avec les mêmes couleurs, pour que chaque objet reste unique, classe).

Dans le pop art, au contraire, on reproduit à l'identique des boîtes de conserve produites à l'identique pour dénoncer 
la société de consommation qui fait de nous des personnes toutes identiques.

  • Les artistes "populaires" qui veulent "ennoblir" leur art (je sais pas si vous avez remarqué, je met des guillemets partout).

Des artistes qui désirent utiliser une forme d'art populaire (le livre, la bande dessinée, l'illustration) tout en évitant toute démarche commerciale et en conservant leurs libertés.

Une démarche qui se retrouve dans ce qu'on appelle parfois la bande dessinée "underground". (M'enfin, là, l'étiquette est un peu trop étriquée et tout ce qu'on fout sous la bannière "underground" bien trop vaste.) (Si on veut mon avis.) (Comment ça, « non » ?)

Sandwich #4, Jean KristauLe Dernier Cri

JUSTEMENT, "L'UNDERGROUND AVEC DES GUILLEMETS", PARLONS-EN...

On ne va pas se mentir, il y a peu de bandes dessinées qui sont produites de nos jours par sérigraphie. Il faut avoir des livres à produire en très petite série (genre 200 exemplaires max) pour être suffisamment motivé à l'idée de passer ses journées à racler des tas de couleurs sur des tas d'écrans.

DONC !

Dans le milieu "underground mais genre vraiment underground, tu vois », qui n'espère pas vendre beaucoup et dont ce n'est d'ailleurs pas fondamentalement le but, cette technique est bien utilisée. Elle épouse à la fois techniquement et idéologiquement les besoins de certains livres.

MAIS !

Dans le milieu "underground, mais pas trop, on va quand même essayer d'en vendre un peu, et puis si on décroche une critique dans télérama, ça peut rigoler », c'est déjà beaucoup moins envisageable.

CEPENDANT !

La sérigraphie conserve chez les "éditeurs indépendants, underground mais pas trop" (genre Cornélius ou L'association) un parfum de liberté, qui nous rappelle quand on était jeune, avec des cheveux et des illusions, et qu'on s'essayait à la fabrication de livres dans la cave de mémé ou avec la photocopieuse de l'entreprise de BTP de papa.

Par exemple, la couverture de mon exemplaire de Big Man est sérigraphiée. Pour la beauté du rendu, certes. Mais aussi pour la beauté du geste. (Heureusement que cet album a fait un four, j'imagine pas la tendinite du pauvre éditeur s'il avait du en produire des dizaines de milliers.)

ET TOUT CET « HISTORIQUE DE L'IMPRESSION » FAIT PARTIE DES INFORMATIONS BALANCÉES A LA TÊTE DES LECTEURS. 

(UNE SORTE DE MESSAGE SUBLIMINAL.)

En choisissant la bichromie plutôt que la quadrichromie, les auteurs indiquent qu'ils veulent offrir un aspect plus épuré et plus simple à leur récit.

En choisissant une bichromie en aplats, imitant le rendu de la sérigraphie, ils indiquent l'aspect « artistique »« indépendant »« libre »« en recherche », , « je fais exactement ce que je veux, et donc si j'ai fait ça à la place de ci, c'est important », qu'ils désirent donner à leur travail.

Quand la quadrichromie peut noyer le sens de chaque couleur dans leurs abondances, la bichromie recentre l'attention (du lecteur et des auteurs) sur la signification de chaque trait, de chaque touche, de chaque mouvement.

DAVE McKEAN NE DIT PAS LE CONTRAIRE QUAND IL PARLE DE SON TRAVAIL SUR CAGES.



Dave McKean, Cages, Delcourt pour la France.

« Also, by the end of it I’d really begun to think that this whole thing about four-color comics with very, very overpainted, lavish illustrations in every panel just didn’t work. It hampers the storytelling. It does everything wrong. It’s very difficult to have any enthusiasm about it after that. » 
« I don’t think it is, you see. Because the trouble is – and it’s taken seeing other people doing full-color work to make me realize this – what a lot people are seeing is the surface of what I’ve been doing. It’s all atmosphere and lush colors and texture and this kind of stuff. I’ve always thought that if there was any strength in my work at all, it was the basic drawings. Now, I go to conventions and people show me their portfolios and they’re full of tons of paint and texture and airbrush and, Christ, it’s got bits of watch stuck on it, but the basic drawing is – nine times out of ten – really poor or almost nonexistent. So it was really worrying. I’ve started to feel responsible for convincing people to just splatter it with paint and forget the drawing. » 
« With Cages, I really wanted to do something that was all drawing and as little flash as possible, so it’s all pared down to the absolute essential skeleton of the drawing. It’s probably still overdone. I think it works a lot better. Just through reading it, you don’t stop. There are no false stops. It just keeps you moving through it, I hope very easily. I’ve been pleased with the feedback it’s been getting. It seems to bear out what I was striving for. »

CETTE DÉMARCHE SERA POUSSÉE A SON PAROXYSME QUAND L'AUTEUR DÉCIDERA OU SE VERRA IMPOSER DE RÉALISER UNE BANDE DESSINÉE EN NOIR ET BLANC.

Le noir et blanc, c'est pour les purs, les vrais, les tatoués.


3 commentaires:

  1. N'étant pas un pro de la sérigraphie, j'espère n'avoir pas trop dit de conneries sur le sujet. Si c'était malheureusement le cas, pardon aux familles.

    RépondreSupprimer
  2. Je crois que je viens enfin de comprendre la serigraphie grace a vous ! Merci...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ouiiiiiii.... Euuuuh... Attention, hein... Mieux vaut se fier aux différents liens que je mets un peu partout qu'à ce que je dis. (A priori, il n'y a pas de grosses conneries dans ce que j'explique, mais a priori seulement.) (Enfin, comme dans tous mes billets c'est pareil, vous êtes peut être habitué.)

      (Ceci dit : merci.)

      Supprimer

Exprimez vous donc...