Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


vendredi 13 septembre 2013

La bande dessinée est un trait qui vibre.

Interro surprise : qu'est-ce qu'un bon dessin ?

Hugo Pratt, Corto Maltese en Sibérie, Casterman.

Alors alors... Un bon dessin... Une définition donnée par un type qui n'a jamais bien dessiné de sa vie... Ouuuh que ça va être bien... Je sais pas vous, mais, moi, je le sens super bien. Alors alors alors... Hum... Bon. C'est mon opinion perso, hein. A mon humble avis et tout le tralala... Un bon dessin, donc, je dirais que c'est :
  1. Un trait vivant.
  2. Un ensemble cohérent.

Entre autre, hein...

Mais on peut partir là-dessus...


UN TRAIT VIVANT.

Ce serait un trait qui, intrinsèquement, tout seul comme un grand, serait « émouvant », exprimerait quelque chose.

Un trait qui pourrait être fort, dense, puissant, comme les ombres des jambes d'une fighteuse (sur lesquelles les traits presque droits montrent la détermination, sur lesquelles les ombres, les noirs très marqués, montrent la force, la densité (on pourrait dire les muscles) (façon biceps huilés de The Rock).


Un trait qui pourrait être tremblant comme un personnage perdu dans la brûme (un personnage qui arrive, qui prend ses repères, qui n'a pas encore décidé ce qu'il allait faire, qui est indéterminé et flou comme son trait).


Un trait qui pourrait être doux et onctueux comme un yogourt à 96 % de matière grasse ou une discrète ligne de neige qui vient de se déposer sur le sol (ce qui donne des lignes moins droites que ceux de la fighteuse, mais plus affirmées que dans la brume).



Un trait qui pourrait être colérique comme euh... un personnage en colère (avec des sourcils tout froncés, des traits de partout, qui se croisent, qui se brouillent, qui s'emmerdent, qui se font la gueule les uns les autres).


Un trait qui pourrait être déterminé comme une surprise.


Un trait qui pourrait être calme, voir las ; comme une fumée de cigarette (dans laquelle on peut voir des pleins et des déliés, comme le pinceau qui se balade doucement sur la feuille de papier).


Un trait qui pourrait être juste là, neutre, tranquille, sans moufter, comme un cadre de bande dessinée par exemple. Juste là parce qu'il faut bien être là. Le plus neutre possible. Juste pour définir un grand espace... Un trait le plus neutre possible pour dessiner, en creux, en négatif, tout l'espace qu'il contient.



UN TRAIT COHÉRENT.

Ce serait un trait qui exprimerait les mêmes idées (densité, douceur, colère, détermination, calme, lassitude) que les autres éléments de la bande dessinée (l'histoire, la narration, les textes, les attitudes, le dessin).

UN TRAIT COHÉRENT AVEC L'HISTOIRE.

Celle-ci étant celle de tas (densité) d'aventuriers (détermination !) désabusés (lassitude) se faisant la guerre (colère) tout en se respectant mutuellement (douceur, calme).

UN TRAIT COHÉRENT AVEC LA NARRATION.

Celle-là voyant défiler de nombreux sujets, de nombreux personnages (densité), souvent très calmes face à leurs difficultés (lassitude), avec de longs moment de pauses (douceur) brisés tout d'un coup par de bref instants de violence (colère).

UN TRAIT COHÉRENT AVEC LES ATTITUDES DES PERSONNAGES.

Ces attitudes elles-mêmes étant parfois très calmes,


pour virer soudainement au colérique,


puis redeviennent douces,


voire alanguies.


UNE PETITE PAUSE SPÉCIAL JEU POUR SE DÉGOURDIR LES JAMBES !

(VOUS POUVEZ AUSSI ALLER VOUS CHERCHER UN CAFÉ.)

Pourquoi Corto se la pète-t-il toujours à faire son beau gosse de profil, dans le coin droit de la case, regardant vers la gauche ?

CECI ETANT FAIT, REVENONS A DU SÉRIEUX, DE L'INTELLO, A DU PROFESSEUR AVEC COLLIER DE BARBE. VOUS CROYEZ QUAND MÊME PAS QUE VOUS ETES ICI POUR PASSER LE TEMPS, DITES DONC !

Plus que de garder les mêmes têtes d'une image à l'autre, un récit super-méga-cool se doit surtout de garder la même ambiance, le même esprit, la même touch tout du long d'un récit. Cette esprit (that's the spirit !) passe par tous les éléments de ce récit (narration, personnages, etc. ; tous les trucs évoqués plus haut). 

Et, bien sûr, entre autres, cette esprit passe par le dessin et son trait !

COMPARONS ÇA A D'AUTRES AVENTURES DE CORTO ET RASPA.

Première page de Corto Maltese en Sibérie.


Première page de Corto Maltese - La ballade de la mer salée.

Ça commence toujours le nez dans les bouquins, ha bravo les intellos !

La ballade de la mer salée a été écrite cinq ans avant Corto Maltese en Sibérie. Du coup, Hugo Pratt a eu le temps de faire évoluer son style... Son style graphique, certes, mais aussi le contenu de ses histoires. Les deux vont de pair, et les différences de graphismes expriment surtout de nouveaux buts artistiques.

DES DIFFÉRENCES, DES DIFFÉRENCES, BIN J'EN VOIS PAS DES MASSES, DES DIFFÉRENCES...

Si le niveau de détail dans ces deux planches est assez similaire pour ce qui concerne les décors ou les objets, ce qui change, c'est la stylisation des personnages (beaucoup moins réalistes en Sibérie que sur la mer salée).

En Sibérie, il y a un plus gros travail sur les noirs (qui donnent de la puissance, de la force aux personnages (remember les jambes de la fighteuse) et les assoit de façon iconique) (même Raspoutine a droit à ce traitement, dans la première page commençant ce billet). Sur la mer salée, les visages des personnages sont plus réalistes, mais, du coup, moins calmes, moins insondables, moins j'me-la-pète.

Il s'opère en fait un double mouvement de concert : parce que Hugo Pratt stylise son dessin, son récit se fait plus atmosphérique (on entre directement dans l'action sur la mer salée, Corto est tout alangui et ne fout rien en Sibérie) (ça rime) ; parce que son récit se fait plus atmosphérique, son dessin se fait plus stylisé.

Pratt passe du trait très efficace (et des cases remplies à fond) à la dilatation du temps, à des cases avec de moins en moins de traits, presque abstraites, où (plus que ce qu'il représente) c'est le trait en lui-même qui compte (et l'émotion qu'il transbahute).

Il quitte le réalisme, et un nombre de traits abondant, pour rejoindre la stylisation, qui donne du poids à chaque ligne. Et qui fait donc que chaque trait exprime / peut exprimer un sentiment... Un sentiment différent suivant la forme du trait.

(La pilosité de Raspoutine sur la mer salée, mamma mia... Mais, en même temps, ça ne représente pas grand chose d'autre qu'une perruque. Pas de ligne « émouvante » là-dedans.)  (Je sais pas si vous avez remarqué, je suis très polyglotte aujourd'hui. C'est pour ouvrir le blog à l'international.)

Cette démarche de Hugo Pratt se poursuit dans toute son ôêûvre, puisque, si on compare Corto Maltese en Sibérie à (la dernière aventure de Corto Maltese écrite plus de dix ans après) c'est un peu la même sauce.

m
Une page méga-stylée de Corto Maltese en Sibérie.

Une page encore-plus-méga-stylée de Mû.

Si, dans les premières cases, le jeu des gros poissons ou des gros traits de pinceau pendant que des gonzes discutent est quasiment le même, ce qui change, c'est la fin de la planche. D'un côté, on atterrit sur Corto, assis, tranquille, à la fraîche, en train de faire son beau gosse façon Emmanuelle. De l'autre, on arrive sur un quart de moitié d’œil.

Tout cela résume assez bien le mouvement de Hugo Pratt : vers moins de traits, vers plus d'atmosphère. Et tout cela se résume encore mieux dans cette nouvelle planche de :


Comme quoi... Ça le travaillait depuis longtemps, cette histoire de lignes...

UNE DÉMARCHE, UN AUTEUR, UNE ÉPURE, DES LIGNES.

C'est tout naturellement vers cette épure que Hugo Pratt a tendu quand il était vieux dans ses années de maturité  artistique.

Alors que Corto Maltese en Sibérie s'ouvre par un personnage qui se met à rêver, tout le récit de est, lui, onirique. Pratt met en valeur cet onirisme en donnant encore plus d'importance au trait. Parce que les actions (comme sur la mer salée) ont moins d'importance que leurs ressentis (ce qu'il y a dans la tête des personnages) (comme leurs rêves).

La sensation, les sentiments, ce qu'on ne voit pas, tout ça passe mieux à travers le trait. Le trait devient cette chose qui n'est pas la représentation d'un objet, mais la représentation du sentiment que doit transmettre cette objet. (Oh le joli papillon ! Oh le joli Raspoutine dans le flou !)


Comment trois traits pour un œil peuvent exprimer tout un personnage...


NOUVEAU JEU :
COMPTER COMBIEN DE FOIS LE MOT « TRAIT » REVIENT DANS CETTE CHRONIQUE. IL EST TEMPS QUE ÇA SE FINISSE, DITES DONC.

Corto Maltese en Sibérie est un peu à cheval entre les débuts descriptifs et la fin abstraite de ses aventures. Ici, on est dans un équilibre et tout concourt à la même chose : que l'on comprenne ce qui se passe sans qu'on nous le décrive forcément explicitement. Alors que les personnages nous disent une chose, les choix dans le dessin, dans la composition, et dans le trait lui-même, nous montrent autre chose.

Dans cette case, on ne nous parle pas exactement de revanche contre un canon.
On parle de mélancolie.

A chaque case, à chaque dessin, à chaque trait, tout est dit sans que rien ne soit prononcé. Et ce que décrit ce trait est, tout le temps, la vérité.

Ça s'appelle le style, le formalisme. Ou la classe.

2 commentaires:

  1. Superbe blog!! merci pour ces analyses ! you made my day!
    Je crois que j'aurai un milliard de questions à vous poser...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ha mais merci ! Et les commentaires sont bien fait pour poser des questions !

      (Sans que ce soit obligatoire non plus d'en poser, hein, je dis juste que, au cas où, si l'envie d'une question se fait irrépressible.) (De plus, je sens que je vais pas du tout être ridicule dans mes réponses. Du tout du tout...)

      Supprimer

Exprimez vous donc...