Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


jeudi 6 juin 2013

La bande dessinée est une aventure.

Dodier nous explique comment vivre d'autres vies.




Alain Dodier et le Studio Cerise pour les couleurs, Jérôme K. Jérôme - L'absent, Dupuis

RÉSUMONS-NOUS.

J'ai essayé de l'expliquer précédemment, la bande dessinée devient hûmaiiiine parce que nous déteignons sur elle.

En général, le support de cette humanité, ce sont tout naturellement les personnages.

Et c'est encore plus facile quand, comme ici, les personnages nous ressemblent. Nous pouvons alors nous glisser dans leurs souliers, et vivre leurs aventures par procuration.

CECI TIENT A UN PHÉNOMÈNE PROFOND QUE L'ON RETROUVE DANS UN PEU TOUS LES ARTS.

Par exemple, lorsque Jorge Luis Borges (l'inventeur de la bibliothèque de Babel, celle qui contient tous les livres et toutes les histoires du monde, dans toutes les langues qui existent, ont existé et existeront) parlait de Joseph Conrad (de son vrai nom Teodor Józef Konrad Korzeniowski h. Nałęcz, qui était né en Pologne, parlait français avec l'accent du Sud parce qu'il l'avait apprise dans le port de Marseille en s'y engageant comme mousse, et avait été contraint de devenir romancier à près de quarante ans, pour gagner de l'argent, parce que les malheurs de sa faible constitution ne lui permettaient pas de devenir le grand capitaine qu'il eut voulu être), quand Borges parlait de lui, donc, il évoquait ces destins que nous avons voulu atteindre et qui nous ont été refusés, et la manière dont la littérature nous permettait de vivre, malgré tout, ces aventures que nous désirions tant.

Conrad en mode beau gosse.

Borges qui fait son mystérieux.

Pour les timides et les malchanceux, chez Conrad, il y a le capitaine McWhirr, qui affronte quasiment à lui seul un Typhon, et parvient à sauver son navire (alors que son équipage le prend pour un benêt dépassé par la situation). Conrad nous explique que « MacWhirr […] est le produit de vingt années d'existence. Ma propre existence. L'invention consciente a eu fort peu de part à sa création. S'il est vrai que le capitaine MacWhirr n'a jamais marché ni respiré sur terre je puis assurer à mes lecteurs qu'il est parfaitement authentique. ». McWhirr, ou comment Conrad rêve sa vie.

Pour la littérature, il y a donc Conrad (entre autres, hein).

Pour la bande dessinée, nous avons Dodier et son héros Jérôme K. Jérôme Bloche.

Un héros, un vrai.

Qui ressemble d'ailleurs beaucoup à son auteur, comme Conrad ressemble au capitaine McWhirr.

Franchement ? Sans la moustache et en roux? Vous trouvez pas ? Franchement ?

Dans toutes les planches, nous sommes focalisés sur Jérôme K. Jérôme Bloche. Il est de toutes les cases. Souvent de face. Avec des narratifs pour qu'on comprenne ce qu'il a dans la caboche. Ou alors il parle carrément à voix haute, comme ça c'est plus simple. Quand le texte s'amenuise, c'est qu'il est fatigué ou qu'il tombe dans les pommes.

De moins en moins de texte parce que de moins en moins de conscience.

Pour autant, on n'accompagne pas le héros. On n'est pas à côté de lui.

A moins de le suivre en marchant en arrière. 

En se cachant en tapinois derrière un buisson. 

Ou carrément à la nage avec une eau à quoi ? 2 degrés ? Non mais ça va bien...

Non, là encore, comme souvent, on va se placer DANS la tête de Jérôme K. Jérôme Bloche. Un phénomène qui est grandement facilité par le fait qu'il ne ressemble pas à un héros à la John McClane. (Et encore, hein, justement, l'idée de John McClane était qu'il nous ressemblait beaucoup.) (Avec un physique de déménageur. Et une science innée des armes. Et en étant policier de New-York.) (Mais sinon, il nous ressemblait beaucoup.)

Au début, on a une simple histoire de couple. (Identification !)
Ensuite, on se retrouve à glissouiller dans des cages d’ascenseur. (Aventure !)

Enfin, donc, nous ressemblons plus à Jérôme K. Jérôme qu'à John McClane (enfin, en tout cas, moi oui). Nous pouvons donc plus facilement nous glisser dans sa peau et vivre ses aventures.

 Oui, parce que je sais pas vous, mais moi, si je devais faire de la godille à six heure du mat' en plein marais, bin je me paumerais.

  Oui, parce que je sais pas vous, mais moi, si je devais reconnaître des tamaris, je galérerais pas mal.

Au cas où vous vous retrouveriez prisonnier d'une île sans trop savoir pourquoi ; ça ressemble à ça, des tamaris.
Ne me remerciez pas, j'aime rendre service.

  Oui, parce que je sais pas vous, mais moi, si je devais me coltiner une journée complète d’errance à Pétaouchnok, j'en aurais aussi plein les pattes.

Un gars normal, donc. Pris dans une drôle de galère.

Cette normalité du personnage, dans laquelle nous nous reconnaissons, sert à introduire toutes les situations bizarroïdes qu'il va vivre.

En nous glissant dans la peau du personnage, nous partons à l'aventure (mais une aventure au coin de la rue) (une aventure qui commence dans notre salon). Une aventure digne de Conan le barbare.

 Prisonnier d'une île mystérieuse.

 Perdu dans des marais dangereux.

 Assommé par un traître.

Pillé avec minutie.

Bref. Par le truchement de Jérôme K. Jérôme Bloche, on vit des trucs pas piqués des hannetons ; par procuration.

ET DONC ACCROCHEZ VOUS A VOTRE BICYCLETTE, ÇA VA PHILOSOPHER SEC.

On touche là à un des thèmes les plus délicats de l'art : l'évasion de sa propre vie.

Et quand je dis art, j'y mets tout ce qui est possible. On s'évade tout aussi bien en regardant un tableau de Rembrandt qu'en lisant Jérôme K. Jérôme. On met sa vie sur pause dans les deux cas.

Comme le disait Fernando Pessoa, et sans trop essayer de faire mon cuistre (c'est raté) :
« Nous avons tous deux vies : la véritable, celle que nous avons rêvée durant notre enfance et que nous continuons à rêver, adultes, sur un fond de brume ; la fausse, celle que nous partageons avec les autres, la vie pratique, la vie utile, celle dans laquelle on finit par nous mettre dans un cercueil. »

Pessoa. La joie de vivre. La grosse patate. 

L'art peut, parfois, nous permettre de reconnecter avec cette vie rêvée. Dans le cas de Conrad, c'est patent. Un marin qui ne peut plus naviguer écrivant des histoires de marins... (Je schématise, hein...) On a vu plus difficile à analyser psychanalytiquement.

Dans le cas de Jérôme K. Jérôme Bloche, je trouve que c'est aussi assez évident. Pour la vie d'Alain Dodier, je n'en sait fichtre rien ; mais pour ce qui concerne le lecteur, les aventures de Bloche jouent très nettement sur la carte du « et si ?... ». « Et si, sans que je sache pourquoi, des vilains me poursuivaient ? Qu'est-ce que je ferais ? Qu'est-ce qu'il m'arriverait ? »

Tu m'étonnes, qu'on ferait ça ! Et plutôt deux fois qu'une !

Sauf que ça ne nous arrivera pas dans la vraie vie... Et que quand on lit ce genre de récit, c'est pour faire semblant.

Rêver à une autre vie que la nôtre ? Ahlàlà, c'est pas bien mature tout ça...

L'art serait donc déconnecté de notre vie véritable ? L'art serait une fuite du réel ? L'art serait une pensée pernicieuse s'installant dans nos esprits afin de nous permettre de supporter un quotidien peu affable ? L'art serait un agent de la Grande Babylone (ou de la World Company) pour nous faire tenir, bien sage, devant la télévision ?

En partie, oui...

Je t'ai démasqué, art ! Tu n'es qu'un vil suppôt du grand capital !
(Image tirée de Invasion Los Angeles, de Big John Carpenter.)

Sauf qu'en partie non... (J'allais quand même pas dire que l'art est une vaste blague et que tout ce blog est vain. J'en suis pas encore là, dites donc.) Cette « véritable vie rêvée » dont parle Pessoa, elle existe. Du moins, elle est présente dans nos esprits. Ce sont des pensées qui ont une réalité pour nous. Parfois, les dimanches de pluie, alors que Michou Drucker reçoit Line Renaud pour la septième fois de l'année (quelle femme formidable !), on a comme un petit coup de mou. On se dit que c'est pas terrible, tout ça. On se dit que, peut-être, il y avait mieux à faire. On se dit « et si ?... ».

Être (avec) la jolie brune, ou le vieux tout mou, il faut choisir son destin.

« Et si, en deuxième année de fac, j'avais pris option physique, au lieu de prendre option math ? Est-ce que je serais devenu astronaute ? » « Et si j'avais tout envoyé péter ? Est-ce que je ne serais pas devenu baron de la drogue à Johannesburg ? » « Et si, demain, je devenais détective privé ? Est-ce qu'il n'y aurait pas Lauren Bacall / Humphrey Bogart qui entrerait dans ma vie ? » (Vous ne tromperiez pas votre conjoint(e), bien sûr. Ce serait à la fois platonique et irrépressible. Vous devriez alors laisser Lauren / Humphrey derrière vous. Ils seraient brisés par cet amour impossible. Vous relèveriez votre col de manteau parce qu'il fait un peu froid et que le temps est au crachin. Vous allumeriez une Lucky Strike cigarette électronique. Et vous disparaîtriez. Sans vous retourner.) (Classe, quoi.)

Ouais... Voilà... Bon... Ça va pas forcément marcher, mais c'est déjà bien d'essayer, non ?

En mettant en scène ce « et si ?... », en lui donnant un corps, Dodier donne aussi un corps à toutes ces « véritables vies rêvées » qui nous peuplent. Il ne représente pas une fuite du réel, mais des pensées (toujours cette idée que la bande dessinée représente des pensées) qui, pour nous, existent, représentent quelque chose. Et avec lesquelles nous vivons. Dodier ne décrit plus ses rêves pour nous les faire rentrer dans la tête. Dodier décrit nos propres rêves. Qui sont une réalité qui fait partie de nos vies.

2 commentaires:

  1. Hé hé hé... Et à la fois ça répond aussi à la traditionnelle question impossible : "pourquoi c'est drôle ?"
    Oui parce que ce qui me retient d'aller vivre des aventures romantiques, c'est d'abord la peur du ridicule et ensuite la crainte des galères prosaïque. Autrement dit deux des ressorts comiques favoris de Dodier.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. http://www.dailymotion.com/video/x9ad8o_guignols-kulunmouton_fun

      Oui, un comique tout en douceur, puisque le héros n'est jamais ridicule, puisqu'on se dit qu'à sa place on ne ferait pas mieux. Il s'installe un aspect un peu réflexif, une sorte d'ironie douce, qu'on aimerait avoir si d'aventure il nous arrivait une de ses galères prosaïques. Du coup on se reconnait encore mieux dans JKJB, et on aimerait encore plus être lui et vivre ses aventures. C'est une sorte de cercle vertueux identification-divertissement-aventure.

      Supprimer

Exprimez vous donc...