Quelques pages de bande dessinée de temps en temps.

Une critique essayant d'être intéressante à cette occasion.

Un aspect particulier de la bande dessinée à chaque critique.


samedi 17 avril 2021

La bande dessinée a des défauts.

Chaque bande dessinée a des défauts. Et ça n'a aucune importance.

Dans un travail critique, comme, au hasard, sur ce blog, il peut arriver qu'on se retrouve à énumérer un nombre incroyablement long de qualités possibles d'un récit.
Il faut que le dessin soit dynamique, il faut que le dessin soit sensible, il faut que le dessin soit artistique, il faut que le dessin soit clair, bien cadré, bien rythmé, avec des noirs profonds, des couleurs tranchantes, un encrage puissant, un découpage intelligent, un rythme ni trop ni pas assez, des personnages expressifs, des...

Ce n'est humainement pas possible de réussir à cocher toute les cases. Et ça n'a aucune importance.

On aime une bande dessinée pour ses qualités et on oublie ses défauts.

C'est le docteur Sean Maguire qui le dit :

Non, rien. J'avais juste envie de mettre un peu de Will Hunting sur ce blog. 
Je sais pas pourquoi, j'aime bien ce film.

Prenons Le géant qui posait des questions de Marc Wasterlain (la suite de la planète des chats). Ce truc est bourré de défauts.

LA STRUCTURE.

Wasterlain raconte l'histoire au fil de l'eau, suivant son inspiration, sans vraiment se soucier que les actions des personnages aient une quelconque justification logique. Par exemple, dans la première scène, durant laquelle le docteur Poche veut libérer une jeune fille nommée Nora :

Le docteur pénètre de nuit dans un château avec un chat et un chien.

Le chat et le chiens se font passer pour les assistants du bourreau, alors que ce n'était même pas prévu.

Les vrais-faux bourreaux mettent le feu au bûcher, en faisant style que c'est fait exprès (même Nora trouve ça débile).

Docteur Poche arrive en volant, attrape Nora, et s'en va.


Le chat et le chien galèrent pour s'échapper à dos de souris.

Tout ceci n'a servi strictement à rien puisque le plan « Docteur Poche arrive en volant et se casse illico » aurait parfaitement fonctionné sans tout le bazar qui le précède. Le docteur Poche et ses copains sont de gros teubés. Ça a prit sept pages pour une action qui aurait pu se faire en une.

(Je vous vois venir, vous allez me dire « oui, mais le chat et le chien ont quand même défait les liens de Nora, donc ça prouve leur super-utilité, tu es de très mauvaise fois ».)


C'est un peu vrai, mais bon, le docteur Poche aurait pu venir avec un couteau, l'effet aurait été le même. Donc, bon, hein, je suis d'accord pour dire que Wasterlain fait un petit effort pour justifier toute son usine à gaz. De là à dire que c'est bien fait, on dirait plus Blanquer qui essaye de se justifier sur le distanciel qui plante que Badinter qui argumente contre la peine de mort.

LA STRUCTURE, ON S'EN TAPE.

D'une part parce que ce qui compte ce n'est pas là où l'on va mais le chemin que l'on emprunte, et qu'en plus Wasterlain le fait avec une magnifique maestria.

BEAUTÉ GRAPHIQUE.


Déjà, ça claque. Avec un mélange de naïveté qui rappelle le conte (les petites étoiles qui brillent dans la nuit, les tours du château façon belle au bois dormant), de formalisme graphique (les contrastes noir / bleu / gris, les volumes des pierres des créneaux et des marches un peu abstrait), de dessin pur (le chat-soldat avec le trait si particulier de Wasterlain, qui ressort bien par rapport au reste, plus froids, de la case), l'ambiance mystérieuse.

DRÔLERIE.



D'une part, c'est toujours rigolo quand des gens se font taper dessus, à fortiori quand ils disent « miaou » quand on le fait. D'autre part, le chat qui se lave n'est pas un simple gag mais un élément diégétique. Les chats-soldats ne sont pas simplement des soldats-soldats sur qui on a plaqué une tête de chat pour faire joli (ce n'est pas Picsou, pour résumer vite fait). Ce sont de vrais chats, qui se lavent comme de vrais chats. Le gag est donc à la fois drôle, mignon et immersif. C'est pas mal.

MÉCHANTS TRÈS MÉCHANTS.



Alors, c'est peut être un truc plus personnel, mais, moi, j'adore quand les méchants sont très méchants. Je suis très malheureux en ce moment à cause de la mode scénaristique de travailler les méchants (et les gentils) pour les rendre ambigus. Non pas que je ne sois pas d'accord sur le principe que dans la vie tout n'est pas blanc, tout n'est pas noir et que la vie est compliquée ; mais, dans la fiction, j'adore quand on définit une cible, que cette cible est un connard bien identifié, et qu'on lui tape dessus le plus fort et longtemps possible.

Mais si, en fait, on sait tous pourquoi on aime Will Hunting (le film et le personnage). À cause de cette scène, très précisément.
(Qui est comme par hasard la presque première du film, pour qu'on adhère au personnage dès le tout début.)

GENTILS TRÈS GENTILS.


Ici, il y a deux effets. D'abord, le coup classique, plus un personnage est en difficulté, plus on veut qu'il s'en sorte, plus on s'attache à lui. Ok. Mais, en plus, Wasterlain a la vraie délicatesse de nous montrer le personnage qui pleure, ce qui est finalement très rare dans les bandes dessinées (surtout jeunesse) (surtout dans les années 70, 80). Les héros ont quand même tendance à être héroïques et à serrer les dents, même dans la difficulté. Ici, non, le personnage a une réaction de vrai enfant, réaliste, presque inattendue, ce qui favorise d'autant plus le rapprochement entre le personnage et le lecteur.

SYNCRÉTISME.


Il y a un vrai effet poétique (de saturation de notre imaginaire pour faire s'entrechoquer des idées qui d'habitude ne se rencontrent pas et créer des images inattendues) à construire un univers dans lequel tout est possible. Des chats-soldats. Des chiens-soldats. Des souris-géantes-chevaux. Des lézards-géants-chevaux. Des châteaux moyen-âgeux. Des bêtes préhistoriques. Des chiens-vikings-gaulois-romains. Des moissonneuses-batteuses-spatiales.

En plus, ces mélanges ont aussi un pouvoir extra-textuel. Ils évoquent / convoquent / mélangent d'autres récits à celui du docteur Poche, ce qui décuple encore l'effet poétique.

 

  

 

RÉSULTAT.

Est-ce qu'à un moment on s'est dit que Wasterlain nous baladait avec son récit en bois en nous prenant pour des jambons ? Pas une seule seconde. Parce que les défauts n'ont aucune importance. Parce qu'on aime une bande dessinée pour ses qualités et qu'on oublie le reste.


samedi 10 avril 2021

La bande dessinée suspend encore votre incrédulité.

Sam Coleridge, 1817 :

Il fut convenu que je concentrerais mes efforts sur des personnages surnaturels, ou au moins romantiques, afin de faire naître en chacun de nous un intérêt humain et un semblant de vérité suffisants pour accorder, pour un moment, à ces fruits de l’imagination cette « suspension consentie de l’incrédulité », qui constitue la foi poétique.

Et le truc qui échappe à beaucoup de gens dans cette suspension d'incrédulité, c'est le terme de 
« consentie » ou « volontaire » ou « c'est le lecteur qui décide s'il veut bien se faire embarquer par le récit » ou « il suffit pas de dire un truc pour que ça plaise au lecteur, il faut faire un petit effort pour le convaincre quand même ».

De fait, le ou les auteurs se trouvent, au début d'un récit, dans la position de convaincre que leur histoire va être trop méga cool et que ça vaut la peine d'y consacrer un peu de temps.
Et on peut faire ça de différentes manières.

SEA, SEX, AND SUN.

Premièrement, on peut tout simplement construire un personnage, des situations, un domaine de base assez classique mais avec des éléments qui le rendent sexy. C'est la méthode Largo Winch (il est beau, hyper riche, a un copain prêt à mourir pour lui, est entouré de filles lassives et bisexuelles (apparemment, c'est très important, parce que ça arrive souvent), vit dans des baraques immenses situées sur des îles privées).


EN GARDER SOUS LA PÉDALE.

Deuxièmement, on peut y aller par paliers. On prend une situation bizarre mais pas trop, on laisse le lecteur s'y habituer, on rend la situation plus bizarre encore, on laisse le lecteur reprendre ses marques, on bizarrifie encore le truc, le lecteur suit derechef, etc. C'est la méthode Star Wars.

- Luke Skywalker vit il y a très longtemps, en pyjama, sur une planète à deux Soleil, en ne se nourrissant exclusivement que de soupe d'ortie.

- Ok. Pourquoi pas. Si c'est ton truc, les pyjamas.

- MAIS EN PLUS y a une princesse sexy qui veut de l'aide. 

- Euh... d'accord, ça passe parce qu'elle est sexy (confère premièrement). 

- MAIS EN PLUS y a un vieux mystérieux qui fait du sabre tout seul dans une grotte depuis 40 ans.

- Bon, là, j'ai pas tout compris, mais il a pas l'air bien méchant. Et puis, bon, faut bien un vieux mystérieux.

- MAIS EN PLUS Luke peut faire bouger des objets tout seul. 

- Ouais, euh... ouais. Je vois pas à quoi ça sert, mais d'accord. 

- MAIS EN PLUS y a une planète-géante-vaisseau-spatial qui tire des rayons lasers qui tuent d'autres planètes. 

- Gné ? 

- MAIS EN PLUS y a un asthmatique super fort en bougeage d'objets qui est très méchant. 

- Écoute, si ça te fait plaisir, moi, je suis plus vraiment à ça prêt. Et je comprends même pas ce qu'il fout là. Et d'ailleurs

- MAIS EN PLUS l'asthmatique, c'est le père de Luke.

- ...

- Et la princesse, c'est sa soeur.

- ...

- Et le vieux, c'est son chien. (Nan, je déconne.) (Mais tout le reste, c'est vrai.)


On voit bien que tout ça n'a aucun sens, mais que, bon, en y allant doucement, étape par étape, petit bout par petit bout, ça passe. 

Hergé (hé oui ! toujours lui !) ne fait pas autre chose au début de Objectif Lune (et même tout au long de l'album). C'est la stratégie des petits pas, mais une stratégie des petits pas qui marche (je viens de faire un jeu de mot sans faire exprès) (je suis fort).










LUI PROMETTRE DU RÊVE.

Troisième solution, y aller franco. On met carrément carte sur table en disant 
« écoute, vraiment, là, c'est n'importe quoi, on est d'accord. Mais c'est rigolo. Alors, c'est toi qui vois. Tu as le droit de pas venir, de te dire que c'est un peu too much, mais, si tu viens, je te le promets, on va bien s'amuser ».

Par exemple, Shakespeare, au début de Henri V, il fait ça :

Un royaume pour théâtre, des princes pour acteurs, et des monarques pour spectateurs de cette scène transcendante ! [...] Mais pardonnez, gentils auditeurs, au plat et impuissant esprit qui a osé sur cet indigne tréteau produire un si grand sujet ! Ce trou à coqs peut-il contenir  les vastes champs de la France ? Pouvons-nous entasser dans ce cercle de bois tous les casques qui épouvantaient l’air à Azincourt ? Oh ! [...] permettez que, zéro de ce compte énorme, nous mettions en œuvre les forces de vos imaginations. [...] Suppléez par votre pensée à nos imperfections ; divisez un homme en mille, et créez une armée imaginaire. Figurez-vous, quand nous parlons de chevaux, que vous les voyez imprimer leurs fiers sabots dans la terre remuée. Car c’est votre pensée qui doit ici parer nos rois, et les transporter d’un lieu à l’autre, franchissant les temps et accumulant les actes de plusieurs années dans une heure de sablier.

Ce qu'on peut réécrire en :

Ok, pour l'instant, c'est pas flambant, mais si vous vous laissez embarquer, il y aura des grosses scènes de bastons, on va pas s'ennuyer.

C'est la stratégie généralement utilisée par Marc Wasterlain pour emmener ses lecteur où il veut. Il n'y va pas crescendo, il met directement les deux pieds dans le plat. MAIS de manière rigolote. De manière à la fois légère et inattendue. De manière fofolle et goguenarde.

La planète des chats commence donc dans une école d'enfants surdoués (mais alors très très enfants (la moitié à encore une tétine) et très très surdoués (ils composent des symphonies, traduisent la Bible en sanscrit, sont télépathes, dialoguent avec des chiens, transforment une moissonneuse batteuse en vaisseau spatial)).




Ok, il n'y a rien de crédible dans tout ça mais c'est RIGOLO. Et on a envie de rigoler avec Wasterlain. Alors, c'est bon on lâche l'affaire, et on se demande simplement où tout cela va nous mener.

La troisième méthode est la plus élégante. Si la première fait un peu boeuf et la deuxième reste assez froide, assez systématico-mécanique, la troisième a l'avantage de mettre en avant l'essence du récit : l'amusement, le divertissement, le fun. Si on est là, c'est pour le fun. Si on fait semblant de croire à tout ça, c'est pour le fun, c'est pour l'émotion que cela procure. Et l'émotion des récits de Wasterlain est un mélange de tendresse, de petite folie, de poésie, d'inventivité et de liberté à tout crin.

Des chevaliers chiens.

Des guerres entre chats et chiens.

Des châteaux forts, des drakkars, des roulottes tirées par des pangolins.

Des Docteurs qui volent et croisent des ptérodactyles qui se font manger par des poissons géants.

Quand on lit une histoire de Wasterlain, on ressent cette poésie de la liberté ou cette liberté de la poésie, on se sent libre comme le docteur Poche qui vole dans les airs grâce à son gros manteau rouge.


jeudi 3 décembre 2020

La bande dessinée comme un absolu moyen.

Comme je le disais la semaine dernière, Kizilkum est une bande dessinée de Iwan Lepingle, publiée en 2002, dans la collection Tohu Bohu des humanoïdes associés. Elle raconte l'histoire d'un riche officier russe qui, en 1902, prend la décision d'aller effectuer son service au bord de la frontière, vers Samarkand et au-delà. Cette bande dessinée est terriblement typique de son époque (dans la catégorie "bande dessinée indépendante mais pas trop", à savoir : un récit long, format A5, en noir et blanc, se développant dans la Russie du début du XX° siècle, offrant un croisement entre Corto Maltese (de Hugo Pratt) et au cœur des ténèbres (de Joseph Conrad),  dans une volonté de construire un récit classique de bande dessinée d'aventure tout en renouvelant le genre.


SAUF QUE.

Iwan Lepingle pourrait rester, comme ça, prisonnier de son époque et de toutes ses influences qui viennent s'entrechoquer mais il s'en sort par le haut en ajoutant un ingrédient pas si courant à l'époque (ni d'ailleurs maintenant) : le romantisme.

ALORS ATTENTION !

Pour moi, le romantisme, c'est un idéalisme, la tendance d'une personne (ou plus certainement d'un personnage) (parce que les personnes romantiques, on en croise rarement à la raclette de Jean-Michel de la compta) à suivre ses sentiments et son imagination plutôt que sa raison.


(Je donne ma définition, pour qu'on soit un peu tous raccord, vu que le romantisme, tout le monde a un peu son idée perso sur ce que cela doit être.) (Donc, bon, pour moi, grosso modo, romantisme = idéalisme.)

LE ROMANTISME DONC.

C'est d'autant plus malin que la principale source d'inspiration (à mon sens) de l'auteur est aussi une oeuvre très romantique : il s'agit de Corto Maltese. Sauf que Corto est vraiment d'un romantisme sexy. Corto Maltese est beau, grand, intelligent, tombe sur des gens incroyables, est toujours là au bon moment, libère à lui seul l'Amérique du Sud et l'Asie. Bref, c'est superman avec une casquette de marin. Dans Kizilkum, on peut dire que le personnage principal est un peu une sorte de Corto Maltese réaliste. Un Corto Maltese qui galère, à qui tout ne réussit pas, et qui est marqué, changé par ses aventures (dans Corto Maltese, d'ailleurs, ce sont toujours les personnages secondaires qui en prennent plein la gueule : Corto arrive, fout le bordel, fait tout péter, s'en sort sans une égratignure, drague la fille, mais laisse derrière lui 15 personnages qui ont décidé de tous se sacrifier romantiquement pour leurs causes ; Corto, lui, il s'en fout, il reprend le bateau et se casse draguer quelqu'un d'autre ailleurs ; bravo, belle mentalité de crevard).



Alors que là, le personnage fait tout de travers :
1°) il se fiance (est-ce que Corto se fiance, lui ?),
2°) il se casse sans faire un dernier regard de braise pour montrer que leurs destins sont irrémédiablement liés 
(la spéciale "dernière scène de chaque album de Corto Maltese").

Le décalage opéré par Iwan Lepingle est de présenter un romantisme plus noir, plus réaliste, qui réussit tout simplement moins. Un peu comme Rimbaud qui veut affronter la réalité, part devenir vendeur de tout et n'importe quoi à Aden et finit par vivotter merdiquement en chouinant sans arrêter dans ses lettres à sa mère. Bin, là, c'est pareil. Le personnage est romantique. Son idéalisme n'est pas à remettre en question. Mais ce qu'il entreprend réussit moyen, et cela finit par le changer, en moche. Vassili Andreievitch est une sorte de personnage secondaire de Corto Maltese. Celui qui se sacrifie à son idéal et en prend plein la gueule. Celui qui ne réussit pas à changer les choses mais que les choses font changer. En pire. Celui qui n'est pas un héros. Il est mieux que ça. Il est un personnage.

Une petite référence Apocalypse Now, mais avec une ambiance beaucoup plus douce / ouatée.

Cette description de ce qui pourrait être considéré comme un échec, ou tout au moins une vie moisie, est contrebalancée par l'aspect graphique du livre, d'une extrême pureté.

Déjà, c'est quasiment de la ligne claire. Cela confère aux personnage et au récit une sorte de simplicité, d'épure qui tranche avec le noyau violant de celui-ci.

Les formes sont synthétiques (chevaux, chien, humains), et cette simplicité offre une forme de calme. 
Dans cette bande dessinée, on a toujours l'impression d'être dans le calme avant la tempête. Même durant la tempête.

Ensuite, c'est de la ligne claire, mais colorée de multiples teintes douces d'encre grise (c'est donc pas de la ligne claire du tout) (super ce blog où on raconte n'importe quoi) (non, mais, ce que je voulais dire c'est que le trait fait "ligne claire" (épure, simplification), puis que la couleur vient nuancer, complexifier ce choix). Il n'y a jamais de contrastes forts (ou alors la nuit, pour marquer un peu le coup) (mais, même là, les noirs sont doux) et cette méthode de colorisation, loin de sembler être choisie par défaut, pour rentrer dans les clous du récit indépendant d'auteur qui fait un roman graphique, donne une tonalité très douce, très ouatée à l'ensemble.


La nuit, colorée à l'encre, changeante, peu noire, semble accueillante.


(On peut comparer la méthode d'encrage de Corto Maltese (avec des noirs et blancs très marqués) à celle de Iwan Lepingle : chez Corto, les personnages sont sûrs d'eux, et assument leurs choix bille en tête, tout est net. Dans Kizilkum, les motivations des personnages se diluent comme l'encre est diluée dans l'eau, pour offrir plus de nuances.) (Ça, c'est de la mise en parallèle !)

Les décors, eux-mêmes, suivent la même influence : les personnages évoluent souvent dans des décors naturels, tranquilles, assez vides (des déserts, des steppes, des montagnes, il y a souvent des lacs, le gros maximum, c'est quand ils dorment dans une forêt). Le contraste des situations souvent angoissantes entourées de paysages extrêmement calmes et grandioses donne un aspect presque existentiel à l'ensemble.

La violence dans le calme.

Le récit, également, gère un rythme très particulier, très travaillé, qui allonge les palabres et accélère les scènes d'action (ou les fait même carrément sauter), qui épure également ses personnages (ceux-ci sous-réagissent à leurs déboires et continuent presque comme si de rien était à mener leur mission, malgré les nombreux escarmouches qu'ils essuient) (ça fait à nouveau beaucoup penser à Joseph Conrad, d'ailleurs). Là encore, on se retrouve avec une bande dessinée d'action sans action (ou presque), des personnages d'action qui préfèrent discuter, que rien ne semble marquer.

C'est ainsi tous les aspects du livre semblent pris de torpeur, de perte de repère, de manque d'implication. Le personnage, romantique, se heurte à la réalité qui ne fracasse pas son idéal mais le dilue petit à petit dans de minutieux et répétés incidents. Il le dilue jusqu'à ce que Vassili le perde de vue.

(Puis l'histoire évolue vers autre chose mais, pour un fois, je vais pas spoiler, ça va me changer.)

(Mais cette aspect de dilution d'un idéalisme reste présent jusqu'au bout.)

ET DONC...

Iwan Lepingle s'intègre effectivement dans son époque. Il fait bien un récit d'aventure décalé. Mais son décalage n'est pas commun à ce qui se fait à cette époque. Il ne s'agit pas d'injecter plus d'ironie (méthode Sfar) ou plus de merveilleux (méthode David B.) à un récit classique. Il s'agit d'identifier un élément saillant des classiques d'aventure (le romantisme) et de le maximiser. D'analyser ce romantisme et ses différents aspects. D'en faire le sujet du récit.

Ici, la réflexivité du récit se développe non pas sur le genre du récit et ses codes mais sur un aspect constitutif de celui-ci (le romantisme). On a donc affaire, plus qu'à une déconstruction ou une relativisation des codes d'un genre, à une réflexion sur certains de ses aspects. Une réflexion qui rejoint celle du personnage principal, dont l'idéalisme est confronté aux difficultés de sa pratique dans la vie réelle du vrai monde véritable.


La réflexion de l'auteur et celle du personnage fusionne dans un même questionnement d'absolu.

C'est classe.